Freitag, 16. Dezember 2011

Nouvelles arrestations inquiétantes en Turquie / Jean Marcou

5 novembre 2011
L’arrestation de deux personnalités de premier plan, la constitutionnaliste Büşra Ersanlı et l’éditeur-écrivain Ragıp Zakaroglu, le 28 octobre dernier, à l’issue d’une rafle de police, qui a concerné 44 personnes, ravive les inquiétudes en Turquie, quant au sort des libertés publiques. Cette fois, les célèbres affaires Ergenekon ou Balyoz ne sont pas en cause. C’est de l’interminable enquête sur le KCK (une organisation que les autorités turques considèrent comme le réseau urbain subversif du PKK) dont il s’agit.

Moins médiatisée que les deux autres affaires précitées, celle du KCK avait pourtant été inaugurée, en décembre 2009, par l’arrestation spectaculaire de responsables d’associations et d’élus locaux kurdes qui, avec la dissolution du DTP par la Cour constitutionnelle (cf. notre édition du 13 décembre 2009), allait en quelque sorte «plomber» le processus «d’ouverture démocratique» en direction des Kurdes que le gouvernement venait de lancer. On se souvient en effet de cette photo saisissante des personnes arrêtées, menottées et alignées en fil indienne sous bonne garde, qui fut publiée alors par les grands organes de presse, et devint le symbole de la campagne de protestation qui devait suivre. Par la suite, l’affaire allait donner lieu à des vagues d’arrestations régulières, qui ont concerné plus de 3000 personnes, selon le BDP, et environ 700 personnes, selon le gouvernement.

Cette affaire et ses derniers prolongements illustrent les difficultés du gouvernement turc à engager un processus politique de règlement de la question kurde. Depuis «l’ouverture démocratique» de 2009, en dépit de mesures éparses (création d’une chaine de télévision nationale en kurde, remise en vigueur de l’usage de noms de lieux kurdes, création d’un département de littérature kurde à l’Université de Mardin…), les problèmes de fond n’ont pas véritablement été abordés. Au moment où le président du parlement vient de faire connaître la procédure d’élaboration de la nouvelle constitution, on ne sait toujours pas si contribuer à résoudre la question kurde sera une priorité de la prochaine charte fondamentale. Au cours des derniers mois, le vide politique, qui s’est installé depuis 2009, a été comblé par une réactivation des violences dans le sud-est. Chaque semaine, une dizaine de soldats turcs, de rebelles kurdes ou de civils sont tués dans des embuscades, des combats ou des attentats. Cette dernière vague d’arrestations dans le cadre de l’affaire du KCK intervient en outre au moment même où le gouvernement semble craindre, dans les provinces peuplées majoritairement de Kurdes, un soulèvement populaire comparable à ceux qui ont affecté ou affecte encore le monde arabe. Le ministre de l’Intérieur a notamment reproché à Büşra Ersanlı et Ragıp Zarakolu d’avoir participé à des universités du BDP. En fait, le gouvernement redouterait que ces structures ne servent à apprendre aux militants qui les fréquentent des techniques de mobilisation et de lutte non violentes proches de celles qui ont été utilisées au cours des révolutions tunisienne et égyptienne. Les avocats des deux personnalités ont toutefois souligné que celles-ci n’avaient aucun lien avec des organisations illégales. Et, dans la première lettre qu’il a écrite de la prison de Metris (Istanbul) où il est incarcéré, Ragıp Zarakolu a estimé que son arrestation faisait partie «d’une campagne pour intimider les intellectuels et les démocrates de Turquie et priver en particulier les Kurdes de leur appui.»

L’arrestation de Ragıp Zakarolu et de Büşra Ersanlı relance les débats sur le risque d’une trop forte domination du parti majoritaire sur le système politique et la société, après une décennie d’exercice du pouvoir. Elle fait écho, en effet, à d’autres incarcérations récentes suspectes d’intellectuels, notamment celles des journalistes Nedim Şener et d’Ahmet Şık, en mars dernier, dans le cadre de l’affaire Ergenekon (cf. notre édition du 6 mars 2011). Beaucoup de commentateurs de la presse stambouliote, qui connaissent les personnes arrêtées, prennent leur défense, en mettant à nouveau en cause la rigidité des procédures judiciaires, l’opacité des enquêtes conduites et le contenu de la loi «anti-terreur» qui continue de permettre que des personnes soient incarcérées pour de véritables délits d’opinion.

Il reste qu’au-delà des imperfections de l’Etat de droit, ces arrestations à répétition semblent confirmer que les voix qui dérangent ont de plus en plus de mal à se faire entendre en Turquie. Car, on ne peut manquer aussi de faire le lien entre le sort qui est aujourd’hui celui de ces personnalités, et leur engagement antérieur en faveur des libertés fondamentales. Büşra Ersanlı s’est fait connaître par ses travaux iconoclastes sur l’histoire officielle turque. Constitutionnaliste, elle est en la matière l’un des experts du BDP et devait représenter le parti kurde au sein de la Commission constitutionnelle qui doit rédiger la première mouture de la nouvelle Constitution. Quant à l’écrivain et éditeur, Ragıp Zarakolu, il est une figure de proue de la défense des droits de l’homme en Turquie, ancien président du comité des écrivains emprisonnés de l’International PEN, la célèbre association de personnes engagées professionnellement dans l’écriture qui entend se faire le porte-parole de la littérature mondiale. Il a été en outre le premier éditeur turc à publier un ouvrage traitant du génocide arménien, il y a une quinzaine d’années.

Si le ministre de la culture, Ertuğrul Günay, s’est étonné de l’arrestation de Ragıp Zarakolu, qu’il a dit avoir connu sur les bancs de l’école, Recep Tayyip Erdoğan, parlant en marge du sommet du G20 à Cannes, le 3 novembre, a justifié les procédures engagées, en annonçant que l’enquête allait faire toute la lumière sur cette affaire. Selon lui, les personnes arrêtées ne l’ont pas été simplement parce qu’elle avait dispensé un cours aux universités du BDP, mais en raison du contenu de cet enseignement qui évoquait une «révolution», c’est-à-dire un processus qui, selon lui, «ne peut s’accomplir que par les armes.» Ces propos semblent confirmer que ce qui est en cause est bien la participation d’intellectuels turcs aux universités du BDP, voire à d’autres activités de la société civile traitant de la question kurde.

JM

OVIPOT

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