Le ministre français des Affaires étrangères Alain Juppé a effectué vendredi 18 novembre une visite à Ankara et Istanbul, où il a rencontré le président Abdullah Gül, le premier ministre Erdogan, le ministre des affaires étrangères Ahmet Davutoglu et le négociateur européen Egemen Bagis, ainsi que le patriarche oecuménique orthodoxe Bartholomée 1er.
L'occasion pour la France et la Turquie de faire le point sur l'évolution de la situation en Syrie : un terrain d'entente pour les deux diplomaties (voir le Monde du 20-21 nov.). Après l'avoir administré (l'empire ottoman et le mandat français), après avoir été l'un et l'autre proches du régime Assad, les deux pays se montrent en première ligne sur le dossier syrien. Et après s'être opposés sur l'intervention en Libye, l'heure pourrait cette fois être à la coopération. La Turquie a toutefois des raisons de se méfier, estime Beril Dedeoglu, de l'université Galatasaray. L'université francophone d'Istanbul dont Alain Juppé a longuement salué la réussite vendredi.
Pour convaincre de ses bonnes intentions, le chef de la diplomatie française a insisté sur la coopération entre les deux pays et notamment sur la "coopération antiterroriste". "Nous sommes pleinement solidaires de l’action de la Turquie dans la lutte contre le terrorisme et nous soutenons ces efforts" a-t-il affirmé au cours de la conférence de presse à Ankara. Une déclaration qui survient au moment où la Turquie se livre, au nom de la lutte antiterroriste, à une vague de répression sans précédent dans les milieux politiques pro kurdes et intellectuels. Plus de 9.000 personnes ont été arrêtées dans l'enquête sur le KCK (Union des communautés du Kurdistan) depuis 2009.
A en croire ces déclarations, la France se montre donc "pleinement solidaire" de l'emprisonnement de 68 journalistes, dans l'attente d'être jugés pour "appartenance à une organisation terroriste". Et "pleinement solidaire" de l'incarcération de Ragip Zarakolu, intellectuel, éditeur, à la pointe de tous les combats démocratiques depuis 40 ans. Ragip Zarakolu a reçu, en 2005, la médaille du courage de la Ville de Paris, et la France pourrait, par exemple, lui remettre une Légion d'honneur. Non, Alain Juppé, comme Claude Guéant quelques semaines plus tôt, soutient "l'action de la Turquie dans la lutte contre le terrorisme". Le syndrome MAM n'est pas loin. La France aurait pu proposer son fameux "savoir faire" en matière de police? Mais la police turque a, il est vrai, une certaine expertise.
La deuxième victime de cette visite est arménienne. Après les déclarations de Nicolas Sarkozy en Arménie, début octobre (il avait appelé la Turquie à reconnaître ses responsabilités), Alain Juppé a pris l'exact contrepied. "Concernant les événements de 1915 - ce que le Parlement français a reconnu comme le génocide contre les Arméniens -, c’est une question extrêmement difficile, j’en ai bien conscience. (...) Nous savons que cette période est très douloureuse pour la Turquie, pour les Turcs, mais aussi pour les Arméniens". Dans cette tirade, une étrange précaution oratoire : "ce que le parlement français a reconnu comme le génocide" et une franche maladresse sur 1915. "Un génocide peut aussi être douloureux pour les victimes", ironise le Collectif VAN.
Mais ce n'est pas tout. Alain Juppé a déclaré : "J’ai donc pris bonne note de la disponibilité de la Turquie à participer à ce travail de mémoire dans une commission qui serait bien sûr élargie aux Arméniens. Je soumettrai cette proposition au président de la République française. Si Paris pouvait accueillir une telle réunion pour commencer au moins ce dialogue, je pense que ce serait une avancée extrêmement importante." A Paris ou à Sèvres? Une commission politisée qui opposerait la position officielle de l'Etat turc aux "allégations arméniennes de génocide" serait évidemment tout sauf constructive.
Le ministère des Affaires étrangères aurait été bien inspiré, pour tenter d'y voir plus clair dans cette Histoire, d'envoyer l'une de ses oreilles à la conférence passionnante qui s'est tenue quelques jours plus tôt dans la ville de Diyarbakir. Diyarbekir, aujourd'hui fief kurde de Turquie, était l'un des vilayet arméniens de l'empire ottoman. Organisée par la Fondation Hrant Dink du 11 au 13 novembre, ce colloque organisé par Cengiz Aktar (programme et vidéos en ligne), dont les articles vont être traduits en anglais et en français, a rassemblé de nombreux universitaires arméniens, turcs mais aussi français (Raymond Kevorkian), américains, anglais (David Gaunt), allemands (Hilmar Kaiser), suisses (Hans Lukas Kieser), spécialistes de l'histoire de la région. Il a largement été question du génocide arménien, de son contexte, de ses racines, de ses conséquences sur le cours de l'histoire. Ayhan Aktar a révélé le contenu d'une série de télégrammes écrits par Talat Pacha, l'architecte du génocide, retrouvés dans un fond d'archives ouvert tout récemment.
Des réunions d'historiens spécialistes du génocide arménien ont déjà lieu en Turquie. Sauf lorsqu'ils sont menacés de prison au nom de la lutte antiterroriste, avec laquelle la France est "pleinement solidaire". Les historiens turcs, eux-mêmes, sont de plus en plus nombreux à travailler sur les archives ottomanes et lèvent peu à peu le voile sur 90 ans de déni. Mais ce ne seront sans doute pas ceux-là qui seraient envoyés pour représenter les positions officielles dans une conférence telle que la propose le ministre français.
L'occasion pour la France et la Turquie de faire le point sur l'évolution de la situation en Syrie : un terrain d'entente pour les deux diplomaties (voir le Monde du 20-21 nov.). Après l'avoir administré (l'empire ottoman et le mandat français), après avoir été l'un et l'autre proches du régime Assad, les deux pays se montrent en première ligne sur le dossier syrien. Et après s'être opposés sur l'intervention en Libye, l'heure pourrait cette fois être à la coopération. La Turquie a toutefois des raisons de se méfier, estime Beril Dedeoglu, de l'université Galatasaray. L'université francophone d'Istanbul dont Alain Juppé a longuement salué la réussite vendredi.
Pour convaincre de ses bonnes intentions, le chef de la diplomatie française a insisté sur la coopération entre les deux pays et notamment sur la "coopération antiterroriste". "Nous sommes pleinement solidaires de l’action de la Turquie dans la lutte contre le terrorisme et nous soutenons ces efforts" a-t-il affirmé au cours de la conférence de presse à Ankara. Une déclaration qui survient au moment où la Turquie se livre, au nom de la lutte antiterroriste, à une vague de répression sans précédent dans les milieux politiques pro kurdes et intellectuels. Plus de 9.000 personnes ont été arrêtées dans l'enquête sur le KCK (Union des communautés du Kurdistan) depuis 2009.
A en croire ces déclarations, la France se montre donc "pleinement solidaire" de l'emprisonnement de 68 journalistes, dans l'attente d'être jugés pour "appartenance à une organisation terroriste". Et "pleinement solidaire" de l'incarcération de Ragip Zarakolu, intellectuel, éditeur, à la pointe de tous les combats démocratiques depuis 40 ans. Ragip Zarakolu a reçu, en 2005, la médaille du courage de la Ville de Paris, et la France pourrait, par exemple, lui remettre une Légion d'honneur. Non, Alain Juppé, comme Claude Guéant quelques semaines plus tôt, soutient "l'action de la Turquie dans la lutte contre le terrorisme". Le syndrome MAM n'est pas loin. La France aurait pu proposer son fameux "savoir faire" en matière de police? Mais la police turque a, il est vrai, une certaine expertise.
La deuxième victime de cette visite est arménienne. Après les déclarations de Nicolas Sarkozy en Arménie, début octobre (il avait appelé la Turquie à reconnaître ses responsabilités), Alain Juppé a pris l'exact contrepied. "Concernant les événements de 1915 - ce que le Parlement français a reconnu comme le génocide contre les Arméniens -, c’est une question extrêmement difficile, j’en ai bien conscience. (...) Nous savons que cette période est très douloureuse pour la Turquie, pour les Turcs, mais aussi pour les Arméniens". Dans cette tirade, une étrange précaution oratoire : "ce que le parlement français a reconnu comme le génocide" et une franche maladresse sur 1915. "Un génocide peut aussi être douloureux pour les victimes", ironise le Collectif VAN.
Mais ce n'est pas tout. Alain Juppé a déclaré : "J’ai donc pris bonne note de la disponibilité de la Turquie à participer à ce travail de mémoire dans une commission qui serait bien sûr élargie aux Arméniens. Je soumettrai cette proposition au président de la République française. Si Paris pouvait accueillir une telle réunion pour commencer au moins ce dialogue, je pense que ce serait une avancée extrêmement importante." A Paris ou à Sèvres? Une commission politisée qui opposerait la position officielle de l'Etat turc aux "allégations arméniennes de génocide" serait évidemment tout sauf constructive.
Le ministère des Affaires étrangères aurait été bien inspiré, pour tenter d'y voir plus clair dans cette Histoire, d'envoyer l'une de ses oreilles à la conférence passionnante qui s'est tenue quelques jours plus tôt dans la ville de Diyarbakir. Diyarbekir, aujourd'hui fief kurde de Turquie, était l'un des vilayet arméniens de l'empire ottoman. Organisée par la Fondation Hrant Dink du 11 au 13 novembre, ce colloque organisé par Cengiz Aktar (programme et vidéos en ligne), dont les articles vont être traduits en anglais et en français, a rassemblé de nombreux universitaires arméniens, turcs mais aussi français (Raymond Kevorkian), américains, anglais (David Gaunt), allemands (Hilmar Kaiser), suisses (Hans Lukas Kieser), spécialistes de l'histoire de la région. Il a largement été question du génocide arménien, de son contexte, de ses racines, de ses conséquences sur le cours de l'histoire. Ayhan Aktar a révélé le contenu d'une série de télégrammes écrits par Talat Pacha, l'architecte du génocide, retrouvés dans un fond d'archives ouvert tout récemment.
Des réunions d'historiens spécialistes du génocide arménien ont déjà lieu en Turquie. Sauf lorsqu'ils sont menacés de prison au nom de la lutte antiterroriste, avec laquelle la France est "pleinement solidaire". Les historiens turcs, eux-mêmes, sont de plus en plus nombreux à travailler sur les archives ottomanes et lèvent peu à peu le voile sur 90 ans de déni. Mais ce ne seront sans doute pas ceux-là qui seraient envoyés pour représenter les positions officielles dans une conférence telle que la propose le ministre français.
http://istanbul.blog.lemonde.fr/2011/11/21/retour-sur-la-visite-dalain-juppe-en-turquie/
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