Freitag, 16. Dezember 2011

Les dérapages en série de la lutte antiterroriste en Turquie

Article paru dans Le Monde du 3 novembre.

Après 72 heures de garde à vue, Ragip Zarakolu a été inculpé et incarcéré, mardi, pour « appartenance à une organisation terroriste ». Un retour brutal à la case prison pour cette figure du monde intellectuel de 63 ans, éditeur, courageux militant des droits de l’homme et défenseur des minorités, coutumier des procès absurdes. En 1971, M. Zarakolu avait été emprisonné pendant cinq mois pour « des liens secrets avec l’ONG Amnesty International ». Puis à deux ans de prison pour un article sur la guerre du Vietnam. Les 40 dernières années de sa vie ont été émaillées d’une trentaine d’arrestations. Fondateurs de la maison d’édition Belge, Ragip Zarakolu et sa femme, Aysenur, décédée en 2002, ont été poursuivis, souvent condamnés, pour avoir publié des écrits de prisonniers politiques, des ouvrages sur le génocide arménien, sur les Kurdes, ou encore une anthologie de poésie chypriote-grecque.


Cette fois, M. Zarakolu paye son engagement contre la « sale guerre » qui sévit entre la Turquie et la guérilla du PKK (parti des travailleurs du Kurdistan). Il est soupçonné, comme 43 autres personnes, d’appartenance au KCK (Union des communautés kurdes), la branche civile et clandestine du PKK, que la justice turque s’est mise en tête de démanteler. Son fils, Deniz Zarakolu, étudiant en sciences politiques et éditeur, avait déjà été arrêté début octobre, avec une centaine d’autres personnes, à Istanbul. Plus invraisemblable encore est l’arrestation de Büsra Ersanli, professeur de sciences politiques à l’université Marmara, constitutionnaliste chevronnée qui participait aux travaux parlementaires de consultation sur la future réforme de la Constitution turque. « Elle est l’une des premières à s’être attaquée au sujet extrêmement sensible de la fabrication d’un récit historique entièrement tourné vers la glorification du peuple turc », précise l’historien Etienne Copeaux. En attendant leur procès, au mieux dans un an, les accusés resteront en prison.

Ces nouvelles rafles policières dans les milieux pro-kurdes jettent le trouble sur la procédure hors normes du KCK, lancée en avril 2009 et qui a conduit à environ 8.000 gardes à vue et 4.000 inculpations. Chaque semaine, des dizaines de noms viennent s’ajouter à la liste. « Demain, c’est à notre porte qu’ils peuvent sonner, il n’y a plus de justice », clamait lundi, Sebahat Tuncel, députée du BDP (parti de la paix et de la démocratie), devant le tribunal d’Istanbul. Sont déjà incarcérés, 5 députés, 10 maires élus, 30 conseillers municipaux, des dizaines de responsables locaux du parti kurde, des milliers de militants et de sympathisants. Les procès abusifs se sont multipliés. Une femme kurde illettrée a été condamnée à 7 ans de prison pour avoir brandi une banderole et un slogan favorable au PKK. Des centaines d’enfants pour avoir jeté des pierres sur la police… Pour le politologue Ahmet Insel, le parti au pouvoir mène désormais une guerre totale contre la société civile kurde. « Le premier ministre a adopté une stratégie d’éreintement du PKK, juste après les élections municipales de 2009, frustré de ne pas être sorti vainqueur contre le BDP. Depuis lors, les mentors et les partisans de cette stratégie mènent un bombardement de propagande (…) Elle vise à nettoyer le champ politique de tous les « Kurdes hypocrites » et de ceux qui les soutiennent. La police, la justice et les médias y travaillent main dans la main ».

Cette offensive menée au nom de la lutte contre le terrorisme s’inscrit dans une tradition judiciaire tenace. La Turquie détient, de loin, le record mondial d’inculpations pour « terrorisme ». Selon l’agence AP, auteur d’une étude sur une décennie de « guerre mondiale contre le terrorisme » depuis le 11 septembre 2001, plus de 35.000 personnes ont été inculpées dans le monde, dont 13.000 pour la seule Turquie, loin devant la Chine et les Etats-Unis. Sur la seule année 2009, la Turquie a condamné deux fois plus de « terroristes » (6.300) que les Etats-Unis en 10 ans. L’immense majorité de ces condamnations concerne des militants kurdes, mais plus récemment, des dizaines de militaires et d’opposants virulents à l’AKP ont été incarcérés dans des affaires de complots contre le gouvernement. Des manifestants contre la construction d’une centrale hydroélectrique, ou encore des étudiants qui ont interrompu un meeting pour réclamer « un enseignement gratuit », ont été lourdement condamnés.

La Turquie détient enfin le record du nombre de journalistes emprisonnés, près de 60. « Aucun pour leurs écrits, tous pour des dossiers de terrorisme », tente de justifier Egemen Bagis, le ministre des Affaires européennes. Mais le champ de la loi anti-terroriste, élargi en 2006, e permet par exemple au parquet de Diyarbakir de poursuivre le journaliste Recep Okuyucu, pour s’être connecté au site de l’agence de presse Euphrate, proche du PKK, dont l’accès est interdit en Turquie. La couverture de manifestations et l’accès aux sources peuvent être criminalisés. « Les journalistes sont soumis à une pression sur le traitement de la question kurde qui équivaut à l’époque où l’Etat major qui dictait la ligne », constate Erol Önderoglu, correspondant de Reporters Sans Frontières.

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