Freitag, 16. Dezember 2011

Büsra Ersanlı, Ragıp Zarakolu

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Büsra Ersanlı n’est pas connue du public français, et il n’est pas fréquent (pas encore) qu’on procède, même en Turquie, à l’arrestation d’un(e) universitaire.
Le prétexte à l’arrestation de Büsra Ersanlı est évoqué dans les communiqués qui ont été publiés ces derniers jours (voir dans ce blog ainsi que sur les sites Turquie européenne, Info-Türk et collectifvan.org) : sa participation à l’Université du Parti pour la paix et la démocratie (BDP), ses travaux de constitutionnaliste.
Mais Büsra Ersanlı est en outre l’une des premières intellectuelles turques à s’être attaquée à un sujet extrêmement sensible : la fabrication d’un récit historique tout entier tourné vers la glorification du peuple turc, au prix d’extraordinaires inventions, de fables qui ont été voulues personnellement part Atatürk lui-même. C’est dire si le sujet était tabou, en 1989, lorsque Büsra Ersanlı a soutenu sa thèse sur ce sujet de lèse-majesté. C’était remettre en cause les fondements culturels et intellectuels de la révolution kémaliste, de son système idéologique, de son mode de penser.

Büsra a soutenu sa thèse en anglais, à la prestigieuse université de Bogaziçi, sous le titre The Turkish History Thesis : a Cultural Dimension of the Kemalist Revolution, (1989). Puis, ce travail a été publié en turc sous le titre Iktidar ve tarih. Türkiye’de « resmi tarih » tezinin olusumu (1929-1937) (Le Pouvoir et l’histoire. La genèse de l’histoire officielle en Turquie, 1929-1937), par les éditions Afa (Istanbul), en 1992.
Hier 31 octobre, c’est en brandissant la couverture de ce livre que les étudiants de Büsra manifestaient pour la libération de leur professeure devant le tribunal de BeÒiktaÒ, un tribunal de sinistre mémoire. La couverture de la première édition reproduisait une carte (sur ce lien, voir la fig. 4), celle des prétendues migrations du peuple proto-turc au… VIIe millénaire avant JC, à partir du centre de l’Asie, et vers tous les recoins du continent eurasiatique, jusqu’en Indonésie et en Irlande, migrations qui auraient permis la naissance et le développement de toutes les civilisations mondiales grâce au génie turc. Actuellement, le livre de Büsra est édité par Iletisim :

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Büsra Ersanlı détaille dans son livre comment ces sottises, élaborées d’abord par les premiers nationalistes turcs, influencés par des littérateurs occidentaux de la fin du XIXe siècle. Comment elles ont été exposées dans les manuels scolaires du nouveau régime (1931) (d’où est extraite la carte en question, visible également dans mes ouvrages) puis officialisées et imposées à tous les historiens et professeurs d’histoire au cours d’un Premier congrès d’histoire turque (juillet 1932) proprement stalinien. Comment également, au cours du Second congrès d’histoire (1937), tout débat sur l’histoire fut bloqué et comment les connaissances officielles furent transformées en lois.
Il fallait du courage pour, de la part d’une jeune turque, aborder ces questions, en Turquie même, en 1989-1992. Car les sottises élaborées entre 1931 et 1937 n’ont pas été une fantaisie passagère d’Atatürk. Elles ont été enseignées à toute une génération, elles n’ont jamais été officiellement réfutées (comment réfuter une mesure d’Atatürk, qui est divinisé ?) et influencent encore lourdement l’influence de l’histoire de nos jours dans le pays.
C’est peut-être la vraie raison de l’arrestation de Büsra Ersanlı.
Büsra s’est ensuite passionnée pour les pays « turcophones » d’Asie centrale, qui prenaient leur indépendance à la même époque. Continuant ses recherches sur l’enseignement de l’histoire, elle a publié très précocement (1994) des travaux sur l’enseignement de l’histoire dans « le monde turc » et publié un ouvrage collectif sur cette même question (Bagımsızlıgın Ilk Yılları. Azerbaycan, Kazakistan, Kırgızistan, Özbekistan, Türkmenistan[Les premières années d’indépendance. Azerbaïdjan, Kazakhstan, Kirghizstan, Ouzbékistan, Turkménistan], Ankara, T.C. Kültür Bakanlıfiı Millî Kütüphane Basımevi, 1994).
Lorsque j’ai commencé à travailler sur le sujet, Büsra a été l’une de mes guides. Elle n’a jamais mesuré son soutien à mes recherches ; c’est elle qui m’a donné l’occasion de les exposer en Turquie, en juin 1995, lors d’un colloque qu'elle avait organisé avec la Fondation d’histoire (Tarih Vakfı).
Pour prendre connaissance des activités académiques et publications de Büsra Ersanlı : lien
Cette note, rédigée en hâte, est destinée à informer le public sur les cibles désormais visées par le pouvoir. On croyait que le gouvernement AKP, « islamiste modéré », était anti-kémaliste, notamment parce qu’il a cherché et dans une certaine mesure réussi à mettre l’armée sous contrôle.
Mais en fait qu’est-ce qui a changé, sur les questions fondamentales, depuis 2002 ? La guerre continue, on continue de torturer et d’emprisonner des intellectuels, écrivains, démocrates et pacifistes. Où est le changement que beaucoup ont cru discerner l’été dernier ?
Je voudrais dire un mot enfin, sur l’éditeur Ragıp Zarakolu. Un mot, une image. Zarakolu a eu le courage, le toupet de faire traduire en turc et d’éditer, en 1995, l’ouvrage fondamental de Vahakn Dadrian, Autopsie du génocide arménien qui avait été publié par les éditions complexe (Bruxelles) la même année. Ragıp Zarakolu n’a pas fait de détour, il n’a pas cherché à contourner l’obstacle en lui donnant un titre biaisé. Jenosid est le titre de l’ouvrage en turc, un titre intelligible dans toutes les langues, le mont Ararat illustre la couverture. Chapeau bas !
Souvent, quand je disais cela à des Arméniens de France, on ne voulait pas le croire ; le voici, ce livre :

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Une fois de plus, tout en exigeant une prompte libération de tous les emprisonnés, saluons le courage des Turcs !
Etienne Copeaux

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